Exposition
Commissaire associé
Directeur du Master design d’Audencia Business School
Nicolas Minvielle, Docteur en économie de l'EHESS, diplômé de l'université de Kyushu et de l'IEP de Strasbourg, Nicolas Minvielle a été responsable des marques de Philippe Starck avant de devenir responsable du Mastère Spécialisé Marketing Design et Création d’Audencia Business School. Passionné par les problématiques liées à la création, à l'innovation et à la prospective, il est l’auteur de 11 ouvrages sur ces thématiques. Il est par ailleurs cofondateur de Making Tomorrow, un collectif spécialisé dans le design fiction.
La science-fiction et les imaginaires sont utilisés en entreprise et de manière plus générale les organisations depuis de nombreuses années, et ce de manière quasi concomitante au développement de la science-fiction : les boucles de rétroaction existantes entre la science-fiction, la recherche et les applications industrielles ou autres a été largement démontrée.
L’exemple le plus frappant étant celui de la bombe atomique dans le domaine militaire, et rapporté par l’historien britannique Lawrence Freedman. H.G. Wells est connu pour avoir formulé, en 1914, dans un roman intitulé The World Set Free, la première description concrète de l’usage d’une arme nucléaire pour agir sur le cours d’une guerre. L’idée imaginée était alors celle d’une bombe larguée d’un avion dans le cours d’un hypothétique conflit opposant Britanniques, Français et Américains à l’Allemagne et l’Autriche. Le romancier n’a pas “inventé” le concept il a redu tangible une proposition déjà faite par des scientifiques, en l’occurrence Frédéric Soddy, élève du physicien Ernest Rutherford. Soddy, à la différence de son maître, croyait en la possibilité du contrôle de l’énergie atomique. Une idée marginale à l’époque mais dont s’est pourtant saisie Wells pour construire son récit et inventer le principe d’une arme nucléaire. Le récit n’est complet que si on intègre l’influence de cette œuvre de fiction sur la génération suivante de chercheurs, dont le Hongrois Leo Szilard qui fut l’inventeur de la réaction en chaîne en 1934. Le principe de la bombe nucléaire était désormais rendu non seulement possible mais plausible ce que le contexte géopolitique de la fin des années 1930 rendra “évident” pour les protagonistes de l’époque.
Au sein des organisations, la science-fiction et les imaginaires qu’elle créé peuvent alors jouer un triple rôle que l’on peut tenter de résumer ainsi :
En capitalisant sur des « faits de science », la science-fiction permet de procéder à des « expériences de pensée ». Dit autrement, en extrapolant à partir d’éléments scientifiques, il devient possible pour une organisation de produire des imaginaires qui vont servir de tests. Quelle que soit la forme prise (vidéo, bande dessinée etc), ils vont venir rendre tangibles des usages et des pratiques inexistantes à date, et devenir ainsi des objets de débat.
Les Chroniques Muxiennes créées par EDF mettent en scène et projettent les usages du Minitel, et du télétravail à une époque où l’on était encore aux balbutiements de la technologie. Ce travail, mené à la fin des années 70 a permis à l’entreprise et à son écosystème d’appréhender les conséquences sociales de la technologie télématique. Pour les auteurs de ces chroniques, « la diffusion des utopies n’est qu’un stimulus initial qui doit être très tôt relayé par d’autres dispositifs mieux insérés dans les procédures opérationnelles de l’organisation, et permettant ainsi d’assurer le retour de la Muxie à la réalité » (cité par Michaud T, La stratégie comme discours : la science-fiction dans les centres de recherche et de développement, 2010, p.135). Cet usage des fictions (Chroniques de la Muxiennes) vise donc à permettre de faire un détour : imaginer des usages de demain sur la base d’enjeux technologiques naissants pour pouvoir ensuite adapter son organisation dès aujourd’hui.
Ces approches sont régulièrement utilisées par les forces armées de quelques pays, notamment anglosaxons, ou par la France. Le cas le plus connu étant la publication étant l’association entre auteurs de SF et armée américaine après 9/11. Le sous-entendu ici étant que c’était par manque d’imagination que les attaques n’avaient pas pu être prédites. De la même manière, le Canada a eu recours à Karl Schroeder en 2005 pour travailler sur une nouvelle mettant en scène un conflit urbain et l’usage de technologies de type drones. En France, c’est le lancement d’une Red Team composée d’auteurs de sciences fictions qui marque une étape critique de l’appropriation de ce type de démarches.
Comme le définit Thomas Michaud, « la science-fiction est un imaginaire, une idéologie et un ensemble de représentations de technologies utopiques qui participent à la l’élaboration de visions du futur des stratèges » (Michaud T. 2010). Ainsi, les imaginaires de la culture populaire sont un laboratoire qui génère « gracieusement » des idées nouvelles et permet de tester, par leur propagation, leur appétence culturelle : ce que l’anthropologue Grant Mac-Cracken nomme des culturmatics**.
Ils constituent également un formidable terrain de jeu pour débattre de choix technologiques et engager les aller et retour entre le laboratoire et le marché, qui permettent d’innover rapidement et efficacement dans un domaine donné. Ceci est évidemment lié à la porosité existante entre le monde de la recherche et celui des auteurs et créateurs d’imaginaires, tel qu’illustré plus haut dans le cas de la bombe nucléaire.
De ce point de vue, les imaginaires et surtout leurs formes tangibles (les fictions) ont un singulier pouvoir : celui d’interroger, de manière profonde et convaincante, les limites de nos visions concernant le futur. Pour une organisation qui souhaite identifier de nouveaux leviers de croissance, être capable de penser autrement son propre environnement, avec conviction et collectivement, est une arme redoutable et essentielle. Le fait de pouvoir remettre en question ses fondamentaux, et de rendre réaliste des futurs pour pouvoir ensuite en débattre et arbitrer pour l’alternative qui parait la plus préférable est extrêmement puissant.
Ici, le design n’est plus une fin en soi, ni un processus comme dans le design fiction, mais un outil efficace pour suspendre les jugements sur les futurs à venir et identifier de nouvelles façons de s’y projeter. Un assureur mutualiste a ainsi travaillé sur un futur préférable où l’organisation capitaliserait intelligemment sur les développements de l’IA et de la robotique. Ceci s’est traduit par une immersion dans les imaginaires qui traitent de ces thématiques, puis par une sélection d’usages intéressants ou au contraire problématiques (le cas du film Elysium où le héros ne peut obtenir le paiement de son assurance face à un robot est un bon exemple). Une fois ceci fait, des fictions ont été produites présentant les offres qui pourraient exister dans un futur proche. Ces fictions ont été présentées dans les agences à des clients actuels, et ont permis de définir ce qui relevait de l’acceptable ou du préférable pour les usagers.
Le dernier usage que les organisations font des fictions est celui qui est certainement le plus connu du grand public : la communication. Les noms qui sont utilisés sont nombreux mais soulignent tous la dimension aspirationnelle que les fictions sont alors amenées à porter : dreamstories de France Telecom, dream products dans l’apparel, future visions pour Sony ou IBM.
Ces tangibilisations ont alors ceci de particulier qu’elles mettent en scène des technologies ou des usages dans des situations qui relèvent de la « description » : c’est l’expérience offerte qui est présentée, et les enjeux réels ne sont jamais représentés. Comme dans certaines œuvres de science-fiction, « vous n’avez jamais à rebooter votre truc technique » explique Geneviève Bell – anthropologue chez Intel – dans un article du New York Times. Les aspirations de l’organisation sont donc présentées de manière idéalisée, parfaite et ce sans prise en compte des complexités à venir, ou des conséquences inattendues.
A titre d’exemple, une fiction telle que « A day made of glass » proposée par Corning présente une vision du futur où le verre est intelligent et présent dans toute la vie des usagers. La famille que l’on voit interagir bénéficie d’interactions fluides et douces, d’informations parfaitement calibrées etc. A l’aune de ce que nous vivons actuellement de manière quotidienne avec nos outils digitaux, la capacité de ce type d’outils à délivrer la promesse est extrêmement faible dans la mesure où les pannes logicielles ou le hacking suffiraient à limiter toute cette fluidité espérée.
Cette fonction de communication vise donc à générer des aspirations en scénarisant des mondes quasi parfaits où des technologies ou des usages spécifiques prouvent leur potentiel. Cette pratique est clé dans une organisation car elle permet d’orienter la vision et de générer de l’envie. Elle ne permet cependant pas d’adopter une posture critique que les deux autres approches soulignent.
En conclusion, les organisations produisent des fictions afin de pour principalement (i) émettre des hypothèses liées au futur de certaines technologies ou usages et de les tester, (ii) définir des options préférables, ou (iii) communiquer des visions idéalisées de demain. Ces trois approches sont différentes mais non exclusives, certaines entreprises partant de la première approche pour finir par la troisième.