Exposition
Commissaire associée
Enseignante / Commissaire d’exposition
Claire Luna Diplômée en histoire de l'art moderne et contemporain de la Sorbonne Paris IV, Claire est critique d'art et commissaire d'exposition indépendante. Collaboratrice de revues spécialisées françaises (Artpress, Le quotidien de l'art, La revue du Collège de France) et étrangères (Artealdia), elle s'intéresse aux scènes non occidentales. Les dernières expositions qu'elle a conçues portent notamment sur la création contemporaine en Amérique latine.
La fiction incarnée
Peut-on, lorsqu’on est artiste, faire autre chose que de créer des fictions ? Une histoire de l’art pourrait ainsi s’axer exclusivement sur la façon dont l’art est un jeu avec/sur le réel. Mais que se passe-t-il quand l’art agit sur la vie même et sur les biographies de leurs auteur.e.s ? Les actes de création portent, tout particulièrement ces dernières décennies, sur la façon dont ceux-ci peuvent transformer et bousculer le réel, agissant parfois jusque dans les chairs. Ces pratiques brouillent, au point de dissoudre souvent, les frontières entre le réel et l’imaginaire, l’art et la vie. Les artistes qui nous intéressent ici expérimentent avec leur propre corps et/ou avec celui des autres espèces du monde vivant pour imaginer de nouvelles façons d’être au monde, d’interagir, de se penser ou de sentir. La façon donc qu’ils ont trouvé de raconter une histoire est de la vivre.
Il s’agit de voir comment les artistes s’essaient eux-mêmes à ces transformations, comment est-ce qu’ils intègrent ces fictions à leur corps ou à leur vie. Mettre le corps en jeu comme ils le font, le considérer comme un matériau ou un territoire d’action et de réflexion trouve ses antécédents dans l’histoire de l’art dès les avant-gardes avec les artistes dada ou les futuristes. L’utilisation du corps comme medium ou support artistique s’est plus largement développé dans les années 60/70, même si déjà après guerre GUTAI, Yves Klein ou encore les actionnistes viennois engageaient plus que jamais leur corps dans des manifestations artistiques éphémères. Si certains d’entre eux continuent de créer des objets, ces derniers n’ont d’existence que dans leur rapport au corps ou lorsqu’ils sont activés par celui-ci. L’objet en soi ne fait plus œuvre désormais, il est un accessoire pour la servir.
Voiret pouvoir autrement : l’artiste augmenté ou la figure du cyborg
« Nous sommes des chimères, des hybrides, des cyborgs, image condensée de l’imagination et de la réalité ». Haraway
L’évolution de la technique a permis de penser d’autres fonctionnalités physiques et de questionner le corps humain dans ses capacités, ses sensations, voire dans son essence. Si l’artiste utilise son propre corps pour lui faire subir une transformation, c’est, le plus souvent, dans l’objectif d’explorer les frontières, d’éprouver les catégories, de brusquer ce qui est appréhendé comme ses limites et limitations.
L’être humain a toujours eu le désir d’être augmenté. Par l’outil d’abord, puis par la machine. Mus par cet instinct construit de toutes pièces depuis l’ère industrielle par ce que l’on a appelé le progrès, nombreux artistes ont travaillé dans ce sens en défiant leurs limites physiques. Les premiers artistes à avoir pensé le cyborg sont les dadas au début du siècle, notamment en Allemagne. On pense aux « portraits et autoportraits mi-humains, mi-mécaniques de Hannah Höch, Raoul Hausmann, George Grosz, John Heartfield, Otto Dix et Rudolf Schlichter (…) ces images anticipent sur le tout premier concept de cyborg, qui n’est apparu qu’en 1940 dans le champ des études menées par Norbert Wiener et d’autres chercheurs sur la cybernétique. (…) Dans les années 1980, un deuxième concept de cyborg s’est développé aux États-Unis, notamment grâce aux travaux de Donna Haraway. Il s’est alors agi d’une synthèse entre l’humain et le technologique, dans laquelle se combinaient également les genres sexuels, les classes, les races, et même les espèces » . Parmi nos contemporains, le plus connu reste l’artiste australien Stelarc (1946) pour qui l’obsolescence du corps étant avérée, il lui a fabriqué un Exosquelette (1998), un robot a six pattes qu’il actionne par les mouvements de son corps. L’artiste a également conçu l’Hexapod et le Muscle machine après s’être confectionné une main mécanique, son Troisième brasétait activé par les muscles des jambes et de son abdomen. En 2015, il s’est fait greffer une troisième oreille connectée dans l’avant bras. Cette oreille supplémentaire n’assurait pas les fonctions qu’on lui connaît, il s’agissait d’une puce sonore et d’un capteur de proximité. Une importante infection l’a contraint à se faire retirer le micro. Pour A-positif, l’artiste atteint une vraie symbiose de l’homme et de la machine puisque ce premier donne son propre sang à Biobot, un robot qui en extrait l’oxygène pour maintenir sa flamme en vie et lui donner en échange de le dextrose par voie intraveineuse.
Plus récemment, Neil Harbisson (1984), qui, depuis sa naissance, perçoit le monde en noir et blanc, s’est fait greffer une antenne sur la tête pour entendre les couleurs. L’artiste et chorégraphe catalane Moon Ribas (1985) s’est fabriqué un sixième sens puisqu’elle sent désormais les vibrations des tremblements de la terre grâce à un implant dans le coude. C’est une manière de se reconnecter avec la planète sur laquelle on vit, explique-t-elle. Un moyen donc d’être plus en symbiose avec son environnement via la technologie. L’être humain se repose trop sur un sens unique, la vision. Attentifs à cette limite, les artistes cherchent à élargir le spectre de leurs sens pour percevoir et interagir autrement avec la nature dont ils font partie. Neil Harbisson et Moon Ribas en 2011 la Cyborg foundation pour permettre aux êtres humains de devenir cyborgs, de les reconnaître ainsi que de défendre leurs droits. Avec UUmwelt, Pierre Huygue s’affranchit de la greffe ou de l’hybridation propre au cyborg, en proposant une machine qui pourrait, à terme, permettre aux aveugles de voir. En effet, en collaboration avec le chercheur Yukiyasu Kamitani de l’université de Kyoto, ils ont trouvé un système de communication qui se fait de manière quasi télépathique entre l’homme et la machine. Cette dernière est capable de rechercher des images qui apparaissent dans le cerveau du sujet. En d’autres termes, UUmwelt invite à voir nos pensées en images.
Des interfaces faites mains ou la nostalgie du corps
Avant l’art cyborg et son dépassement par l’intelligence artificielle, Rebecca Horn (1944, Allemagne), de manière plus artisanale et poétique concevait des extensions, en particulier empruntées au monde animal, et toute sorte de prothèses, comme Gant de doigts et Doigts de plumes (1972). Outre la beauté de ces pièces, l’artiste cherchait à modifier, le temps de l’expérience, l’appréhension sensorielle de l’environnement. La même année, elle inventait le Masque crayon lui permettait de dessiner, par oscillation de son crâne sur le papier ou sur le mur. Au Brésil, Lygia Clark (1922-1988) a également confectionné des objets pour étudier la perception et la communication en les éprouvant le temps de l’expérience. Ces artefacts – les Objets sensoriels et, plus tard, les Objets relationnels –, comme ses lunettes munies de miroirs orientables pour désaxer la vue, invitaient à une nouvelle appréhension du monde et de l’autre en questionnant l’acte de voir. Pour ces Nostalgies du corps, Clark prônait le retour à un imaginaire et à des sensations préverbales. Elle explorait de nouvelles fonctionnalités pour ouvrir sur une expérience psychique, que l’artiste appliquerait plus tard à des pratiques thérapeutiques dans le domaine de la psychologie.
A des fins plus personnelles, Philippe Ramette propose la série d’objets Utilisationdont la Boîte à isolement (1989), une petite caisse de bois rectangulaire qui recouvre entièrement la tête de son porteur et empêche tout interaction avec l’environnement, et l’Objet à voir le chemin parcouru qui permet de voir l’invisible après avoir conçu un Percepteur d’émanations divines. Dans le même esprit, Pierre Laurent Cassière a créé le Schyzophone (2006), un casque de désorientation.
(Re)dessiner le vivant : hybridation et fusion des espèces
Si pour Clark, Horn, Ramette ou Cassière, l’objet n’a de pertinence que dans son rôle d’outil pour l’expérience, Stelarc, Moon et Harbisson l’intègrent à leur corps pour le transformer dans sa chair et l’amplifier. L’intérêt pour l’hybridation et la métamorphose du corps pousse certains artistes à se passer de la création d’objet pour s’emparer de la création du vivant en se positionnant alors comme véritables démiurges. Dans ce contexte où le laboratoire a remplacé l’atelier, Marta de Menezes (1945, Lisbonne), par exemple, redessine les motifs des ailes d’un papillon vivant. Sans interférer sur ses gênes, elle crée ainsi un modèle inédit de cet insecte dont la durée de vie est la même que celle de l’œuvre. Dans la même veine, après avoir mis au monde Albaen 2000, « un événement social complexe qui commence par la création d’un animal chimérique qui n’existe pas dans la nature » sous forme de lapin fluorescent, Eduardo Kac a manipulé les molécules du pétunia en l’hybridant avec ses propres gênes pour en concevoir une nouvelle espèce, l’Edunia. Une fois acquises, c’est au collectionneur de décider du sort de ses graines. Pour son Cactus project (2001), Laura Cinti, a également réalisé une transgénèse en fusionnant son gène et le génome de la plante. Les cheveux de l’artiste ont remplacé les habituelles piques du cactus. Spela Petric, ancienne biologiste devenue artiste, s’est elle aussi hybridée avec le végétal pour abolir la limite entre les deux espèces. Ses Ecotgeneses, Plant humanmonsters (2016) sont des plantes qui ont poussé dans un incubateur artificiel dont l’environnement est baigné par les hormones de l’artiste prélevées au préalable dans son urine.
Toujours dans une perspective anti-anthropocentriste, certains artistes travaillent l’hybridation des espèces humaine et animale pour atteindre une véritable fusion. C’est le cas du collectif Art orienté objet qui propose en 2011 la performance Que le cheval vive en moi ! Outre l’injection d’une quantité importante de sang de cheval dans le corps de Marion Laval-Jeantet, le duo avait conçu des prothèses en cuir articulées pour communiquer avec le cheval en adoptant un langage corporel au plus proche du sien. En réalisant cette action, les artistes cherchent à « modifier leur sensibilité par l’expérience de l’étrangeté, et surtout reposer la question de la barrière des espèces qui a poussé l’homme à négliger les aspects essentiels de la diversité des écosystèmes ». Cette singulière actualisation du mythe du centaure fait écho à la démarche de l’artiste slovène Maja Smrekar qui a transplanté l’ADN de son chien dans un de ses ovules. Il en reste aujourd’hui une sculpture moléculaire congelée pour l’éternité puisque cette potentielle nouvelle espèce a été cryogénisée. Si Smrekar n’a pas toujours recours aux biotechnologies pour son travail, elle fait systématiquement participer ses chiens pour étudier la place de l’être humain dans le monde de demain. Selon elle, l’être humain sera responsable de sa propre disparition tant qu’il n’aura pas remis en question la conception qu’il a de lui-même au sein de notre écosystème et qu’il n’aura pas envisager la possibilité d’un futur, autre qu’humain.
La mission essentielle de l’art n’est-elle pas (…) d’imaginer l’avenir ? Charlotte Jarvis
Au delà du désir de réinventer la nature, certains bio-artistes s’emparent des données les plus récentes de la science pour rompre de manière radicale avec l’anthropocentrisme dominant et affirmer la désubjectivation de l’humain, de sa nature même en tant qu’individu. Les artistes n’appréhendent plus les entités vivantes sous la forme d’un corps singulier mais comme des organismes modifiables à l’envie. Le corps devient alors un réservoir de substances, de tissus, de cellules et de gènes qui sont autant de pièces détachées qui peuvent être réorganisées.
Nous l’avons vu, la plupart des artistes disent vouloir en finir avec la supériorité humaine, éprouver l’anthropocentrisme en fusionnant les espèces pour tendre vers l’indifférenciation. Mais, ces actions ne sont-elles pas, a contrario, une réaffirmation de la domination humaine sur les autres formes de vie ? « Ces expériences artistiques, animées d’un désir empathique, [ne] sont-elles [pas] finalement des dérives d’intentions éthiques et philosophiques de[s] artiste[s] vers d’autres formes d’instrumentalisation du vivant » ? Il s’agirait alors d’une nouvelle façon de coloniser le monde en le recréant comme l’homme l’entend.
Les bouleversements sur notre corps et sur notre environnement que provoquent les artistes en utilisant les nouvelles technologies permettent d’explorer les frontières de l’humain, redéfinissent certaines questions existentielles, en poursuivant l’objectif d’en changer notre conception. Ces pratiques sont-elles véritablement anticipatrices, visionnaires, ou davantage symptomatiques d’une société transhumaniste – ou transvivante –, en devenir ? Exprimeraient-elles, le cas échéant, un inconscient collectif conditionné par un imaginaire du futur auquel les artistes, emparés par la technologie, ne peuvent – pas plus que nous autres –, y échapper?
A l’ère du virtuel, les actions qui visent à transformer le réel rejoignent, en un sens, ce que Paul Ardenne a appelé l’art contextuel : créateur de réalité l’artiste apparaît alors comme un véritable « acteur social ». Puisque « l’art en contexte a pour but d’activer le réel plutôt que de créer une nouvelle réalité physique telle qu’un objet artistique ». Dans ce cadre, « c’est l’approche artistique même du concept de réalité que [l’artiste] revisite, avec cette ambition : périmer la [fiction] et lui substituer […] l’action immédiate. Comment la réalité n’en serait-elle pas changée, même par le menu ? ». Dès lors, la fiction, comme catégorie opposée/contraire au réel, en vient à disparaitre.