Exposition
Commissaire associé
Co-fondateur de l’Université de la pluralité
Daniel Kaplan explore les futurs sous l’angle de l’innovation d’une part, des imaginaires d’autre part. Pionnier du numérique et de l’internet, entrepreneur et chercheur, il a créé en dans les années 1980 l’une des premières agences de communication numérique au monde ; puis en 2000 la Fondation internet nouvelle génération (Fing), qui « produit et partage des idées neuves et actionnables pour anticiper les transformations numériques ». Depuis 2017, il conduit le projet de création du « Réseau Université de la Pluralité », réseau international et ouvert de celles et ceux qui mobilisent la puissance des imaginaires pour élargir le champ des futurs pensables: artistes, utopistes, designers...
On m’a demandé d’écrire sur «le rôle du design et des designers dans les imaginaires désirables» et pour ce faire, il va falloir discuter de la relation hautementproblématique entre design et désirabilité –laquelle ne veut pas dire «désir», on y reviendra.
Pièce à conviction n°1: Futurama, l’attraction du pavillon General Motors dans l’Exposition universelle de New York en 1939. Les dioramas créés par le designer Norman Bel Geddes ont puissamment aidé à rendre désirable la civilisation automobile qui a commencé à réorganiser les États-Unis, s’étendra au monde entier après la Guerre, et symbolise aujourd’hui ceque nous ne pouvons plus désirer.
Pièce à conviction n°2: Minority Report (2002), le film de Steven Spielberg inspiré d’une nouvelle de Philip K. Dick, description déprimante d’un monde où trois «precogs» maintenus dans unétat de semi-vie voient les crimes avant qu’ils ne se produisent et en informent l’unité Précrime, chargée d’appréhender leurs futurs auteurs. Film dont le monde retiendrasurtout la description de nouvelles interfaces tactiles si séduisantes qu’elles inspireront directement le design des smartphones à venir. Et dont le caractère dystopique n’a pas empêché au moins deux entreprises de se nommer«Precog», l’une d’entre elles travaillant précisément dans le domaine de la sécuritéprédictive.
Ces deux pièces à conviction illustrent la capacité du (bon) design à susciter ou canaliser le désir collectif, dans le premier casvers des finalités hautement problématiques, dans lesecondvers une appropriation marchande qui n’accorde aucune attention auxfinalités.
Commençons donc par reconnaître que si nous avons aujourd’hui tant besoin d’imaginaires désirables pour changer le cours de l’Histoire, les designers y sont pour quelquechose. Comme le marketing et à peu près en même temps que lui, le design émerge de l’intérieur du système industriel au moment où celui-ci ne peut plus se contenter de répondre à des besoins: il lui faut créer des besoins1ou mieux, créer le monde qui aura besoin de ses produits. Comme le marketing, le design a su capter, voire manipuler le désir pour qu’il se conforme aux attentes de ceux qui paient les designers. Que cela ait entre autres créé des merveilles ne fait rien à l’affaire: le design partage avec l’ensemble du système industriel la responsabilité de la crise du «capitalocène» et l’en détacher ne sera pas une mince affaire.
Certains s’y essaient cependant. Leur succès pour l’instant mitigé peut nous aider à identifier quelques chemins par lesquels le design pourrait jouer un rôle dans l’émergence et la mise en pratiqued’imaginaires désirables, dont la vocation ne consisteraitni à régénérer la fabrique de besoins monétisables, ni à détourner les colères réelles vers des fictions pacifiantes.
Mais au fait, qu’est-ce qu’un «imaginaire désirable»? En anthropologie, l’imaginaire est le filtre par lequel nos perceptions et expériences prennent sens: c’est le domaine des «représentations». Unimaginaire collectif se compose des symboles, mythes et récits par lesquels un groupe humain se reconnaît comme tel et agit de concert. Et «désirable»? Sans entrer dans les détails, on conviendra que ce qui rend désirable un imaginaire, en tout cas collectif, n’a pas grand-chose à voir avec ce qui rend désirable un objet aperçu derrière une vitrine.Le «désirable» dont on parle n’est pas la somme des désirs, il y entre tout autre chose: une projection dans le futur (même proche), une dimension collective et systémique, une délibération, une construction..
Étant donc entendu que le design a pour l’instant contribué à rendre le futur «par défaut» fort indésirable, que peut-il faire pour changer cela? «Le rôle du design est de fabriquer des futurs2», ne serait-ce qu’en transformant des possibilités en réalisations concrètes, mais comment faire en sorte que ces futurs deviennent désirables? Et quel rôle l’imaginaire joue-t-il?
On pourrait en effet vouloir se passer d’imaginaires: les problèmes du monde sont connus, ils ont même été catégorisés et retournés en 17 «Objectifs du développement durable» (ODD), il suffit de s’attaquer à chacun d’entre eux. Les ODD sont un rêve d’ingénieurs, de designers et des entreprises quiles emploient: avant on produisait des OGM en s’assurant de rendre les agriculteurs dépendants de nos semences, maintenant on nourrit la planète (ODD n° 2).Convertis à l’approche systémique et au discours des «solutions», les designers aident les entreprises, les fondations et (parfois) les Étatsà «sauver le monde»(ou juste à le «changer»). Sauf que les émissions de gaz à effet de serre continuent de croître, les espèces de s’éteindre, les inégalités de s’élargir: surprise, les problèmes du monde ne sont pas séparables, une solution quelque part peut créer des problèmes ailleurs (en écologie on nomme cela «effet rebond») et le système marchand montre depuis un bon siècle son étonnante capacité à tout récupérer à son profit, y compris les bonnes intentions et les critiques.
Il n’y a donc pas de salut hors d’un questionnement des finalités. Et celles-ci passent forcément par l’imaginaire, «source dernière de toute signification» (Cornelius Castoriadis3). C’est l’intuition qui sous-tend l’émergence d’un «design critique», devenu par la suite «design fiction» au risque, encore une fois, d’une récupération marchande qui découple la pratique de la finalité.
Les pionniers du «design critique», Anthony Dunne et Fiona Raby4(ou leurs prédécesseurs qui n’utilisaient pas les mêmes termes, tels que les «designers radicaux» italiens des années 1960) utilisent les méthodes du design pour produire des objets et des situations dont l’objet n’est pas d’être utilisés (encore moins vendus) mais de provoquer de réflexions, de questionner l’ordre des choses. Problème: le principal destin de leurs réalisations semble être de trôner dans des musées, purs objets qui peuvent certes, comme toute œuvre d’art, donner à penser, mais aussi ne pas le faire. Comme si le design s’amputait de ce qui fait sa force et sa difficulté, à savoir sa relation à la production et à l’usage, et se contentait d’ajouter sa voixà la production de narrations critiques sans perspectives particulières, lesquelles constituent par ailleurs un marché en elles-mêmes, comme l’a bien noté Hollywood(et, dystopie ou non, pourraient bien inspirer des entrepreneurs, comme le montre l’exemple de Minority Report)
Au confluent du design critique et du «solutionnisme», deux grandes figures du design du XXe siècle, Richard Buckminster Fulleret Victor Joseph Papanek, que tout semblait opposer5, ont accompli ensemble dans les années 1960 une tournée triomphale des écoles de design européennes, apparemment financée par la diplomatie américaine pionnière du soft power. Ensemble, ils offraient aux étudiantes et étudiantsune manière de se considérer comme des agents de transformation du système.«Les étudiants en design forment l’avant-garde des étudiants révolutionnaires», pouvait écrire Papanek en 19706. Avec un résultat notable, sans doute celui qu’espéraient les financeurs: plutôt que de faire la révolution, les étudiant·esont fait du design.Tant la critique quela finalité ont vite disparu derrière la réalité quotidienne (et excitante) du métier.
S’il veut réellement déconstruire les évidences,mettre en lumière les choix et les rapports de forces qui sous-tendent nos réalités, et surtout permettre qu’émergent ensuite des alternatives, le «design critique» ne peut pas se contenter de poser un objet quelque part. Il lui faut, comme le propose Max Mollon, «(1) une considération plus forte du “public” comme “utilisateur” à part entière du [design critique], et ainsi au design de son expérience de réception du projet ; (2) et le dissensus comme déclencheur de discussions collectives.7» Autrement dit, du terrain, unpublic actif, et des protocoles de délibération. Ceci se designe aussi, mais autrement, et ça n’est pas aussi spectaculaire.
Tant l’anthropologie que la philosophie que, plus récemment, les neurosciences, le disent: nous imaginons (consciemment ou non) avant d’agir. Cornelius Castoriadis: «les Hommes n’arrivent à résoudre les problèmes réels que parce qu’ils sont capables d’imaginaires», mais «ces problèmes réels (…) ne se constituent comme ces problèmes-ci, que telle époque ou telle société se donne pour tâche de résoudre, qu’en fonction d’un imaginaire central de l’époque ou de la société considérée.8» Alexandra Daisy Ginsberg, pionnière du «biodesign fiction»: «Nous devons réimaginer le monde afin de pouvoir le refaire.9»
Mais on l’a vu, sans la discipline «fabricante» du design, son apport peut se limiter à l’imaginaire, et celui-ci se voir aisément détourner de sa signification. Quand l’artiste syrienne Yara Said créele drapeau de la «Nation des réfugiés», dans un tissu orange qui rappelle les gilets de sauvetage, son acte ne devient important que dans le cadre d’une volonté de reconnaissance de cette «nation» (qui aurait la troisième population au monde) et de manifestations concrètes, comme son utilisation (officieuse) lors des JO de 2016.
Quand, sous la houlette d’Aarathi Krishnan, la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rougeorganise une grande exposition de prototypes de «design fiction», celle-ci s’inscrit dans un processus qui comprend une centaine d’ateliers prospectifs dans le monde entier et vise un objectif concret –et atteint par la suite: nourrir la réflexion stratégique de cette institution centenaire, pour la rendre utile dans les temps à venir.
Le design ainsi devenu spéculatif a en effet la puissance de faire émerger et de rendre perceptibles des imaginaires et des futurs désirables. Mais il n’est designque s’il va jusqu’à se préoccuper des conditions de leur concrétisation; et il n’est critiqueet spéculatifque s’il parvient à s’extraire du système industriel qui lui a donné naissance, ce qui pose évidemment problème du côté de son financement. Il s’agit d’emporter les compétences fécondes du design dans d’autres espaces: la médiation entre contexte, besoins, technique, logiques des producteurs et contraintes de l’environnement; le lien entre imaginaire, objet et usage; la reproductibilité…
Cette réflexion a par exemple conduit quelques pionniers du design critique ou spéculatif,inquiets des effets pervers de leur création, à publier en 2017 un «Manifeste du design recontraint10» dans lequel il est question de fins (dès le début), de capacités (reprendre le contrôle des moyens, faciliter l’action et non l’empathie), de responsabilité… et «d’abandonner la critique de salon pour se saisir de la tâche plus difficile de proposer des alternatives viables.» Il y est aussi question d’«interruption», laquelle(en des termes différents) est l’un des sujets centraux de la «redirection écologique» que propose l’équipe d’Origens Medialab, à l’origine d’un master «Stratégie et design pour l’anthropocène» commun à l’Écolesupérieure de commerce de Clermont et Strate Design11: «Bien au-delà de la conception d’un nouveau produit, d’un nouveau service ou d’un nouveau modèle commercial, le design doit aujourd’hui aborder la questions d’anticipation stratégique qui seront amené à avoir un impact sur toutes les activités socio-économiques.» La redirection écologique passe par un travail délibéré et difficile de«désinvestissement, désinnovation, désincubation12»: tout un programme auquel les designers devraient donc prêter la main
Le design peut sans difficulté produire des imaginaires désirables qui n’engendrentrien de désirable. Pour aller au-delà, il a besoin d’une nouvelle éthique, elle-même inscrite dans une vision politique. Il s’agit de prendre conscience des responsabilités qui accompagnent la puissance de cette pratique, mais pas seulement, parceque tout le monde aujourd’hui se dit responsable. Il s’agit de questionner les fins, de coproduire (en situation et avec les parties prenantes) d’autres fins, tout en maîtrisant le chemin pour éviter l’éternelle récupération marchande, et tout en laissantle champ ouvert aux appropriations et réutilisations. Il s’agit de se libérer des commanditaires sans pour autant travailler hors sol
Beaucoup de contradictions à résoudre, donc. Mais dans le cas contraire, autant designer nos cercueils. Ça tombe bien, il y a un objet de design fiction pour ça.